BARCELHONNET EN 2055.
Un jour comme un autre en Ubaye
Pas de répit. Même en ce mois de juillet, plus doux qu'à l'accoutumée, il faut sortir chercher le bois. Attendre midi, deux heures, les jours où les nuages tenaces se décident enfin à laisser passer quelques rayons de soleil. La neige alors, omniprésente sur les sommets et les glaciers, recule un peu dans les adrets, laissant la place à quelques vieux sentiers boueux et glissants. Le temps presse. Dans quelques semaines, l'hiver sera là. Fin août voit déjà les premières grandes tourmentes et les rives de l'Ubaye s'ourler d'une glace qui ne fondra plus avant mai. Le temps presse, quelques semaines pour voir le sol dégeler un peu et déglutir lentement quelques troncs d'arbre à moitié fossilisés, que nous extrayons à grand-peine, de la boue la tête aux pieds, trempés, glacés, crevés de fatigue et de faim. Ces troncs rougeâtres, souvenirs trop lointains d'une forêt disparue, c'est notre mine, c'est notre or, notre survie, seule source de chaleur pour tous les mois qui vont suivre. Le foyer jamais ne doit s'éteindre, là où entassés pour ne pas gaspiller de chaleur, nous vivons tous.
A Barcelh onnet, nous sommes quarante deux familles, qui ont toutes investi ce que fût le centre-ville historique; maisons tassées, reconstruites et communicantes, d'un seul tenant pour se tenir tous ensemble la main, lors des terribles nuits de grande tempête. Les ouragans glacés nous assaillent, de septembre à mars, de plus en plus violents, de plus en plus souvent. Depuis quelques années déjà, même les loups ont quitté la Vallée. Seule Barcelhonnet essaye de résister, réunissant ceux qui n'ont pas voulu partir. Les anciens racontent que plus haut, dans les hautes vallées, des villages existaient, et que les fleurs poussaient par milliers, là où maintenant les glaciers bleu acier du Longeret et de Lache avancent, en poussant plus avant d'année en année un énorme chaos rocheux. Je n'ai pas de mal à les croire, ces anciens! Lorsque j'étais enfant, je me souviens comme de l'éclat d'un diamant la première fois que le Glacier du Bacheyasse, dans sa progression implacable, a pointé son nez au plan vert, visible qu'il fût, pour la première fois, depuis Barcelhonnet. Aujourd'hui, l'Ubaye, détournée par une moraine ventrue, forme un lac qui bientôt nous aurait mis les pieds dans l'eau s'il n'avait fallu entretenir la piste de Gape, seul lien avec le reste du monde.
On parle de quitter la Vallée, de temps en temps. Mais pour aller où? Au chaud dans les pays réunis d'Aférique? Encore faudrait-il que l'on veuille de nous ! «Que les blancs d'Eurogeland restent chez eux, avec leur froid», pensent bien des noirs d'Aférique. Mais cela ne coûte rien de rêver, non? Surtout que les soirées d'hiver ne manquent pas... ah, l'eldorado aféricain, si proche et si lointain! Quelques uns d'entre nous reçoivent, une ou deux fois l'an, lorsque l'autochenille de survie arrive jusqu'à nous, quelques vivres offerts par un cousin ayant réussi à traverser la Merditérannée ; jours de fête que ces jours où l'on entend résonner, enfin recouvrant les gémissements du glacier et le feulement du vent, le pétaradant moteur à bois du véhicule transporteur de mets raffinés, dons d'expatriés enrichis : harengs au sel, sucre, oranges confites, pommes séchées, et parfois même, luxe suprême, une ou deux bouteilles d'un vin aux reflets grenat, dont l'odeur suffit à nous enivrer. Mais le rêve en bouteille ne suffit pas. Deux litres pour plus de deux cent personnes ne suffisent pas. Rien ne suffit, d'ailleurs, dans cette maudite contrée où les jours blancs ressemblent à la nuit, où ce qui reste de gibier se ramasse comme les pierres, raidi par le gel au lendemain des nuits à étoiles, lorsque la température tombe à faire éclater le tronc malingre des épinettes boréales.
J'ai froid, j'ai faim, j'ai vingt cinq ans et je me sens déjà vieux, racorni par l'hiver incessant, le teint crayeux par manque de lumière et par manque d'amour. Les femmes de la vallée me fuient, et je les fuis également. La dernière naissance dans la communauté remonte à six ans, et le bébé n'a pas survécu. Comme la plupart des nouveaux-nés de ces vingt dernières années d'ailleurs. Pas de quoi donner envie d'aimer. Et puis le froid donne sommeil, alors nous dormons. Quatorze heures par jour pour la plupart d'entre nous. Je vais me coucher...... mais mes yeux restent ouverts, sur la nuit qui soudain pâlit, puis jaunit. Suis-je souffrant? J'ai chaud! M'extrayant du sac de nuit, je suis attiré par une lumière dorée, envahissante, venant de la porte entrebâillée de notre chambrée, que je pousse, lentement. Éblouis, mes yeux se ferment, laissant mes autres sens apprécier un univers inconnu : pépiements d'oiseaux, ronflements de moteurs, cris d'enfants, odeurs fortes ou musquées, de cuisines inconnues, de fleurs exotiques. Une brise enjouée divague dans mes cheveux : je la supporte sans un frisson, je dois rêver...
…et je me réveille, dans un lit douillet aux draps blancs cette fois. Quel cauchemar! Quelle douceur que la réalité retrouvée ! Oui, comme j'aime à m'éveiller chez moi, en cette belle matinée de l'été 2055, comme je vais apprécier que cette nouvelle journée en Ubaye soit un jour comme un autre ! Ce rêve me dérange cependant. La profusion des détails encombre ma mémoire ; les souvenirs de sensations bien réelles, la morsure du froid, la faim qui tenaille, l'éclat du glacier, les visages tristes et émaciés, rien de tout cela n'occupe mon esprit comme devraient le faire les restes évanescents d'un songe qui habituellement s'évapore au soleil de la réalité. Mes muscles semblent mentir, douloureux comme au lendemain d'un effort inhabituel, me faisant traîner la patte comme le citadin après un stage de sport intensif. Mon humeur n'a pas la couleur qu'elle devrait avoir, je me sens pris d'une incompréhensible mélancolie. Un solide déjeuner peut être effacera-t-il ce malaise. De toutes façons une grande journée de travail m'attend.
Huit heures. La gare de triage vrombit déjà. Les camions, arrivés dans la nuit, garés par centaines sur l'immense parking du plan, attendent dans l'ordre le signal automatique de leur chargement sur les wagons du Transpiémont. Un vent aigre, chargé d'odeurs acides et métalliques, disperse les fumées du fond de vallée. Ce matin, le sommet du Chapeau de gendarme est visible, et l'immense dôme du radar Europ qui le coiffe clignote de ses feux de position rouges et violacés. Le ciel, bleu métal, zébré de dizaines de traînées d'avions rosies par l'aube, ressemble à une immense grille de plastique fluorescent agrafée aux reliefs.
Bientôt la rumeur de l'embarquement couvrira l'écho lointain de l'Ubaye. Recouverte de translubéton afin de protéger les rares piétons de ses effluves nauséabondes, la rivière avait été coffrée lorsqu'il avait fallu agrandir la plate-forme de triage, il y a bien des années déjà. J'aime ce moment, où chacun se prépare à une nouvelle journée de frénésie, lorsque tout vibre doucement, bruits graves précurseurs de l'explosion soudaine de l'activité humaine: tout d'abord les trente mille employés de la gare embarquent dans leur véhicule : deux ou quatre roues, bus, camionnettes, imaginez des milliers de machines démarrant presque de concert ! Quotidiennement, cette joyeuse avalanche motorisée dévale avec entrain, l'espace d'un quart d'heure, les pentes séparant Praloup et Lessauze du centre de Barcelonnette, efficacement aménagé pour absorber cette foule métallique dans d'immenses parkings souterrains. Depuis les années chaudes, période ayant vu la disparition de la neige en moyenne montagne, les anciennes stations de ski ont été transformées en cités ouvrières.
Ce réveil frénétique, dans notre vallée prospère, commence à me faire oublier le rêve de la nuit dernière. Déjà mes muscles échauffés par une bonne douche me portent sans douleur au central d'embarquement, mon lieu de travail. Depuis que la vallée a été élue point stratégique transalpin, en 2025, le chômage a disparu et la population a décuplé en cinq ans. Des travaux pharaoniques avaient transfiguré tout ce qui se trouvait entre Sisteron et Cuneo. Le percement du tunnel Jausiers-Vinadio, très vite suivi par la création de la ligne TTGV de transport de fret «Rhône-Pô», la croissance historique de ces années là déclenchèrent une telle frénésie qu'il fallut, dans la foulée, doubler ce nouvel axe de communication d'une autoroute 2 fois 4 voies, qui aujourd'hui traverse les Alpes sous le massif de Chambeyron, au lieu dit Fouille-ouse.
Neuf heures. Oublié, mon cauchemar, ou plutôt gommé par le programme du jour. Plein d'entrain, je me mets à pianoter sur le terminal principal de chargement. D'ici deux heures, il faudra écouler les sept mille camions qui quotidiennement traversent les Alpes par notre vallée, nourrir et distraire les chauffeurs, vérifier le planning d'attente de la Station de stockage de Serre-Ponçon, plus loin en aval. J'ai du mal à croire que Barcelonnette comptait moins de cinquante mille habitants au début du siècle... autant dire qu'elle n'existait pas, ou du moins que la vie devait y être frustre! Ce qui n'est plus le cas aujourd'hui, comme à Jausiers, devenu porte du plus grand zoo du monde, le conservatoire du Mer-Cantour. En famille, le week end, nous aimons visiter ce parc animalier exemplaire. Une fois, nous avons pu y admirer deux pensionnaires tout dernièrement arrivés, une marmotte et un corbeau, spécialement capturés pour l'occasion en Himalaya, devenus chefs d'oeuvres de nos robots-taxidermistes, réputés dans le monde entier pour leur savoir-faire. Hallucinants de réalisme, les deux nouveaux animautomates nous ont fait voyager dans un passé lointain, où paraît-il leurs ancêtres, vivants, évoluaient librement dans les montagnes alors inhabitées, et même dans le ciel... et lorsque nous revenons de ce théâtre en plein air conditionné, nous faisons halte sur le parking transparent de Cuguret, pour admirer le glorieux panorama des lignes parallèles de nos routes, de nos autoroutes, de notre TTGV, de nos lignes à haute tension, et du serpent infini des poids lourds qui à l'unisson convergent dans le lointain brumeux des faubourgs du Lauzet.
Onze heures, journée de travail terminée, vite, c'est bientôt l'heure de ma séance hebdomadaire de nettoyage pulmonaire particulaire obligatoire. Durant les trois jours qui suivent ce rendez-vous, je peux vivre sans masque filtre, et sans tousser une fois! Cette perspective me remplit d'aise, et me fait sourire à l'idée d'avoir été inquiété par un rêve sans importance, que j'aurais oublié avant ce soir. C'est une journée comme je les aime, un jour comme un autre en Ubaye.
Claude Gouron, Octobre 2005